Es-tu bien assis ? As-tu déjà pris le temps, ne serait-ce qu’une seconde, de regarder le monde autour de toi et de te poser cette question vertigineuse : « D’où vient tout cela ? »
Imagine un instant que tu te trouves sur les rivages de la Grèce antique, il y a près de 2 600 ans. Le soleil tape fort sur les pierres blanches, la mer Égée scintille d’un bleu profond. Jusqu’ici, quand les hommes entendaient le tonnerre, ils disaient : « Zeus est en colère ». Quand la mer se déchaînait, ils chuchotaient : « Poséidon frappe le sol de son trident ». Le monde était un théâtre de marionnettes dont les dieux tiraient les ficelles.
Et puis, soudain, un homme s’est levé. Il a regardé l’horizon, il a plissé les yeux, et il a décidé de changer les règles du jeu. Cet homme s’appelait Thalès de Milet.
Pourquoi devrais-tu t’intéresser à ce vieux Grec poussiéreux ? Parce que sans lui, chère lectrice, cher lecteur, tu ne serais probablement pas en train de lire cet article sur un écran d’ordinateur ou de smartphone. Thalès n’est pas simplement un nom dans un manuel de mathématiques. Il est l’étincelle. Il est le moment précis où l’humanité a décidé de sortir du berceau des mythes pour marcher vers la lumière de la raison.
Du mythe à la raison : la révolution du Logos
Pour comprendre l’exploit de Thalès, il faut d’abord comprendre le monde dans lequel il a grandi. Avant lui, les explications du monde étaient mythologiques. Si la récolte était mauvaise, c’était la faute de Déméter. Si la peste frappait, Apollon avait tiré ses flèches. C’était un monde magique, effrayant, mais rassurant car tout avait une « volonté » derrière soi.
Mais au VIe siècle avant J.-C., dans la cité prospère de Milet, située sur la côte de l’actuelle Turquie, quelque chose a changé. Milet n’était pas n’importe quelle ville. C’était un carrefour, un port vibrant où se croisaient les navires, les épices, et surtout les idées venant d’Égypte, de Babylone et de Phénicie.
La naissance de la philosophie naturelle
C’est ici que Thalès a posé son acte fondateur. Il a refusé de se satisfaire des histoires de dieux capricieux. Il a cherché une explication naturelle aux phénomènes naturels. C’est ce que l’on appelle le passage du Mythos (le récit fabuleux) au Logos (la raison, le discours logique).
C’est un saut immense. Imagine le courage intellectuel qu’il fallait pour dire : « Non, ce n’est pas Zeus qui fait pleuvoir. Il y a un processus physique derrière cela. » Thalès est considéré comme le premier philosophe et le premier des physiciens (au sens antique de Physis, la nature), car il a osé penser que l’univers était un système ordonné, compréhensible par l’esprit humain, et non un chaos divin.
La quête de l’Archè : pourquoi « Tout est eau » ?
Si tu as déjà ouvert un livre sur les présocratiques (ces penseurs venus avant Socrate), tu as sûrement lu cette phrase célèbre attribuée à Thalès : « Le principe de toute chose est l’eau. »
Je te vois sourire. Tu te dis peut-être : « Tout est eau ? Mais c’est ridicule ! Ma table n’est pas en eau, mon chat n’est pas en eau (enfin, pas totalement). » Si c’est là le père de la philosophie, il s’est trompé dès le début !
Mais attends un peu. Ne jugeons pas trop vite. Ce qui compte ici, ce n’est pas la réponse de Thalès, c’est sa question. Et sa question était révolutionnaire.
La recherche de la matière première
Thalès cherchait ce que les Grecs appelaient l’Archè (le commencement, le principe premier). Il se demandait : Existe-t-il une matière unique, une substance de base, qui peut se transformer pour devenir toutes les autres choses ?
Observe la nature comme Thalès l’a fait. Il voit l’eau :
- tomber du ciel (pluie) et les plantes pousser. Sans eau, tout meurt et sèche.
- se solidifier en glace (devenir « pierre »).
- s’évaporer en brouillard (devenir « air »).
- Il remarque également que toute vie naît dans l’humidité (les graines germent, les fœtus baignent dans le liquide amniotique).
Pour Thalès, l’eau était cette substance magique capable de métamorphose. Elle est la seule chose qui, à l’état naturel, peut être liquide, solide et gazeuse. Dire « tout est eau », c’était dire : « Tout est Un ». C’était l’intuition géniale que, derrière la diversité apparente du monde (les arbres, les rochers, les oiseaux), il y a une unité fondamentale.
Aujourd’hui, les physiciens cherchent encore cette unité (la théorie des cordes, les atomes, les quarks).
Car Thalès s’est peut-être trompé sur l’élément chimique (H2O), mais il avait totalement raison sur le principe : la matière se transforme, mais quelque chose demeure.
Thalès le savant : l’astronome qui tomba dans le puits
Thalès n’était pas un ermite enfermé dans une tour d’ivoire. C’était un homme de terrain, un voyageur, un ingénieur et un astronome redoutable. Les anecdotes sur sa vie sont savoureuses et nous en disent long sur la perception des philosophes à l’époque.
L’anecdote de la servante thrace
On raconte (c’est Platon qui nous le rapporte) qu’un jour, alors que Thalès marchait les yeux rivés vers le ciel pour observer les étoiles, il tomba dans un puits. Une servante thrace, témoin de la scène, éclata de rire en se moquant de lui : « Comment veux-tu comprendre ce qui se passe dans le ciel, alors que tu ne vois même pas ce qui est à tes pieds ? »
C’est la critique éternelle faite aux philosophes : des têtes en l’air déconnectés de la réalité. Mais Thalès avait plus d’un tour dans son sac.
La revanche des olives
Aristote nous raconte une autre histoire pour prouver que si Thalès ne s’intéressait pas à l’argent, ce n’était pas par incapacité, mais par choix.
Grâce à ses connaissances en astronomie et en météorologie, Thalès a prévu, en plein hiver, qu’il y aura une récolte d’olives exceptionnelle l’été suivant. Discrètement, il a loué à bas prix tous les pressoirs à huile de Milet et de Chios.
Quand l’été est arrivé et que la récolte fut gigantesque, tout le monde avait besoin de pressoirs. Thalès les a sous-loués au prix fort et a fait fortune. Il a ainsi prouvé aux Milésiens que la philosophie pouvait être utile et lucrative, mais que le sage avait d’autres ambitions que la richesse. N’est-ce pas une magnifique leçon ?
L’éclipse du 28 mai 585 av. J.-C.
C’est sans doute son plus grand « tour de magie ». Hérodote raconte que Thalès a prédit une éclipse solaire lors d’une bataille entre les Mèdes et les Lydiens. Lorsque le jour s’est transformé en nuit, les combattants, terrifiés, ont cessé de se battre et ont signé la paix.
Comment a-t-il fait ? Il avait sans doute eu accès aux tables astronomiques babyloniennes. Mais encore une fois, ce qui compte, c’est l’audace : il a affirmé qu’un événement cosmique terrifiant était prévisible par le calcul. Il a retiré la peur pour y mettre de la connaissance.
Le mathématicien : mesurer l’inaccessible
Si tu as été à l’école, le nom de Thalès est gravé dans ta mémoire à cause d’un fameux théorème. Peut-être en as-tu gardé des sueurs froides, ou peut-être un sentiment de satisfaction géométrique. Mais sais-tu d’où vient ce théorème ?
L’histoire raconte que lors d’un voyage en Égypte, Thalès se tenait devant la Grande Pyramide de Khéops. Les prêtres égyptiens, gardiens du savoir, le mirent au défi de mesurer la hauteur de ce colosse de pierre.
Thalès n’avait pas d’instrument sophistiqué. Il n’a pas grimpé au sommet. Il a simplement utilisé son esprit… et le soleil.
L’homme est la mesure de toute chose
Il a planté son bâton dans le sable. Ensuite, il a attendu le moment précis de la journée où l’ombre de son bâton était exactement égale à la hauteur du bâton.
Il a alors déduit : « À cet instant précis, l’ombre de la pyramide est égale à la hauteur de la pyramide. »
C’est d’une simplicité enfantine et d’une puissance absolue. On assiste alors à la naissance du Théorème de Thalès (ou du moins de son application pratique sur la proportionnalité).
$ \frac{A}{B} = \frac{C}{D} $
Thalès nous apprend ici que nous pouvons connaître des choses qui nous dépassent (comme une pyramide immense) en utilisant des rapports avec des choses à notre portée (un simple bâton). Ainsi, la raison humaine est capable de mesurer l’immensité.
L’âme du monde : le magnétisme et la vie
Revenons un instant à sa philosophie.
Thalès a dit une autre chose étrange : « Tout est plein de dieux » (ou d’âmes).
Ne crois pas qu’il retombait dans la mythologie. Au contraire. Thalès avait observé l’aimant (la pierre de Magnésie) et l’ambre jaune (qui produit de l’électricité statique quand on le frotte). Il voyait que ces pierres inanimées avaient le pouvoir de bouger d’autres objets (le fer).
Pour lui, cela signifiait que la matière n’était pas morte. Elle contenait une force motrice, une « âme ». C’est ce qu’on appelle l’hylozoïsme (du grec hylé, matière, et zoé, vie). Pour Thalès, la frontière entre le vivant et le non-vivant n’était pas aussi étanche qu’on le pense. L’univers entier était un organisme vivant, dynamique, traversé par des forces.
Imagine à quel point cette vision est belle : le monde n’est pas une machine froide, c’est un grand corps vivant dont nous faisons partie.
L’héritage de Milet
Thalès n’a laissé aucun écrit. Tout ce que nous savons de lui nous vient d’autres auteurs (Aristote, Hérodote, Diogène Laërce). Pourtant, son impact est incalculable.
Il a fondé ce qu’on appelle l’École de Milet. Il n’a pas enseigné des dogmes, il a enseigné une méthode. Ses élèves n’ont pas répété comme des perroquets « Tout est eau ». Au contraire !
- Son élève Anaximandre a dit : « Non, l’eau est trop définie. Le principe premier est l’Illimité (l’Apeiron). »
- L’élève d’Anaximandre, Anaximène, a dit : « Non, c’est l’Air qui se condense et se raréfie. »
Tu vois ce qui se passe ? C’est la naissance du débat scientifique. Thalès a ouvert une porte, et ses élèves l’ont franchie pour aller encore plus loin. Il a rendu la critique possible. Avant lui, on ne contredisait pas le mythe. Après lui, on avait le droit, et même le devoir, de proposer une meilleure explication.
Une leçon pour notre époque
Pourquoi lire Thalès au XXIe siècle ? Nous vivons dans un monde saturé d’informations, de « fake news », et parfois de nouvelles mythologies (technologiques ou idéologiques).
Thalès nous rappelle l’importance fondamentale de :
- L’observation : Regarder le monde tel qu’il est, pas tel qu’on voudrait qu’il soit.
- La raison : Chercher des causes logiques et universelles.
- La simplicité : Essayer de trouver le principe simple derrière la complexité apparente.
Le premier pas d’un long voyage
Alors, chère lectrice, cher lecteur, la prochaine fois que tu boiras un verre d’eau, regarde-le différemment. Pense à ce vieux Grec barbu, assis sur le port de Milet, regardant les vagues se briser.
Il ne possédait pas de télescope, ni de microscope, ni de calculatrice. Il n’avait que ses yeux et son cerveau. Et pourtant, il a réussi à soulever le coin du voile qui recouvrait les mystères de l’univers.
Thalès de Milet nous a offert le plus beau des cadeaux : la curiosité rationnelle. Il a lancé le grand projet de la science et de la philosophie, ce projet fou qui consiste à croire que l’esprit humain est capable de comprendre l’univers.
Nous sommes tous, d’une certaine manière, des enfants de Thalès. Nous sommes tous des explorateurs qui essayons de mesurer nos propres pyramides avec nos petits bâtons. Et l’aventure, commencée il y a 26 siècles, est loin d’être terminée.
Le monde est encore plein de mystères. À toi maintenant de les regarder, et de te demander : « De quoi tout cela est-il vraiment fait ? »
FAQ : pour aller plus loin avec Thalès
Pour satisfaire ta curiosité (digne d’un philosophe !), voici un petit résumé des questions que l’on se pose souvent sur notre ami de Milet.
1. Quelles sont les dates de vie de Thalès ?
Il est né vers 625 av. J.-C. et mort vers 547 av. J.-C. Il a vécu très vieux pour l’époque (environ 78 ans), on dit même qu’il est mort de chaleur et de soif en regardant une compétition sportive ! Une fin ironique pour celui qui disait que tout est eau, non ?
2. Fait-il partie des 7 Sages de la Grèce ?
Absolument. Il est même souvent cité comme le premier d’entre eux. Les « Sept Sages » étaient des figures légendaires connues pour leur sagesse pratique et leurs maximes, comme le fameux « Connais-toi toi-même » (qui était inscrit sur le temple de Delphes, bien que souvent attribué à Socrate plus tard). On attribue parfois à Thalès la maxime « Ne te porte caution de personne ». Prudent, le marchand !
3. A-t-il vraiment inventé le Théorème de Thalès ?
C’est complexe. Les Babyloniens et les Égyptiens connaissaient déjà les principes de proportionnalité bien avant lui. Mais Thalès est sans doute le premier à l’avoir théorisé et généralisé, en l’appliquant à des problèmes concrets (comme la pyramide ou la distance des navires en mer). Il a transformé une technique d’arpenteur en vérité mathématique.
4. Quelle est la différence entre Thalès et Pythagore ?
Ils sont proches dans le temps (Pythagore est né environ 50 ans après Thalès) et peut-être se sont-ils rencontrés. Mais Thalès cherchait une explication matérielle (l’eau), tandis que Pythagore pensait que la clé de l’univers était immatérielle : le Nombre.
5. Pourquoi dit-on qu’il est un philosophe « présocratique » ?
C’est un terme technique pour désigner tous les philosophes venus avant Socrate (qui arrive vers 470 av. J.-C.). Socrate va changer la philosophie pour s’intéresser à l’homme, à la morale et à la politique. Les présocratiques comme Thalès, eux, s’intéressaient surtout à la Nature (Physis) et au Cosmos.
J’espère que ce voyage dans le temps t’a plu. N’oublie jamais : la philosophie n’est pas une matière scolaire ennuyeuse. C’est l’art de ne jamais cesser de s’étonner.
