As-tu déjà essayé d’imaginer ce qu’il y avait avant que le monde n’existe ? Pas avant ta naissance, ni avant celle de tes parents. Mais avant tout. Avant le ciel, avant la Terre, avant même le temps.
Si tu fermes les yeux et que tu essaies de visualiser ce « néant », tu sentiras peut-être un léger vertige. C’est normal. Ce vertige, c’est celui de l’Infini. Et il y a 2 600 ans, un homme a décidé de ne pas détourner le regard face à ce gouffre. Il a plongé son esprit dedans.
Cet homme s’appelait Anaximandre.
Si Thalès, dont nous avons déjà parlé, a ouvert la porte de la raison, Anaximandre, lui, a fait sauter les murs de la maison. Il était l’élève de Thalès, son voisin, peut-être son ami. Mais comme tout bon élève, il a fait la plus belle chose qu’on puisse offrir à son maître : il l’a contredit. Et en le contredisant, il a inventé l’univers tel que nous commençons à peine à le comprendre aujourd’hui.
Prépare-toi, car nous retournons à Milet. Mais cette fois, nous n’allons pas regarder l’eau. Nous allons regarder l’Invisible.
Le dépassement du maître : pourquoi l’eau ne suffit pas
Rappelle-toi de Thalès. Il disait : « Tout est eau ». C’était une idée géniale pour l’époque, car elle cherchait une cause naturelle à la vie. Mais Anaximandre, assis à l’ombre des colonnades de Milet, n’était pas convaincu.
Il observait le monde avec une logique implacable.
Imagine un feu de camp. Le feu est chaud et sec. L’eau est froide et humide. Ce sont des ennemis mortels. Si tu verses de l’eau sur le feu, le feu meurt.
Anaximandre s’est alors posé cette question redoutable :
« Si tout vient de l’eau, comme le dit Thalès, comment le feu a-t-il pu naître ? L’eau n’aurait-elle pas dû éteindre tout feu dès le commencement de l’univers ? »
Tu vois la finesse du raisonnement ? Si l’élément primordial est défini (comme l’eau), il ne peut pas engendrer son contraire (le feu). Il fallait donc trouver autre chose. Quelque chose de plus vaste, de plus mystérieux. Quelque chose qui n’est ni de l’eau, ni du feu, ni de la terre, ni de l’air, mais qui est la source de tout cela.
L’invention de l’Apeiron
C’est ici qu’Anaximandre lance un concept qui donne encore des maux de tête aux philosophes d’aujourd’hui. Il appelle ce principe premier l’Apeiron.
Ce mot grec est fascinant. Il signifie littéralement l’Illimité, l’Indéfini ou l’Infini.
- A- (privatif, sans)
- Peiras (limite, terme, fin)
Pour Anaximandre, l’origine du monde ne peut pas être une matière que l’on connaît (comme l’eau). Ce doit être une « substance neutre », un réservoir inépuisable, éternel, sans âge et sans frontières, d’où toutes choses naissent et où toutes choses retournent.
Imagine une pâte à modeler magique et invisible qui n’a aucune forme propre, mais qui peut prendre toutes les formes. Ou mieux : imagine le « Vide » quantique dont parlent nos physiciens modernes, ce vide qui n’est pas vide mais plein d’énergie potentielle. Anaximandre avait, par la seule force de sa pensée, touché du doigt l’abstraction pure. Il est le premier à avoir compris que pour expliquer le visible, il faut parfois faire appel à l’invisible.
La Terre flotte dans le vide : le premier vertige cosmologique
Si tu penses que l’idée de l’Apeiron est audacieuse, attends de voir ce qu’il pensait de notre planète. C’est sans doute l’une des idées les plus révolutionnaires de toute l’histoire de la pensée humaine.
À l’époque, tout le monde pensait que la Terre devait reposer sur quelque chose.
- Pour les mythologues, elle avait des racines.
- Pour Thalès, elle flottait sur l’eau comme un radeau.
C’est logique, non ? Si tu lâches une pierre, elle tombe. Donc, la Terre, qui est une grosse pierre, doit tomber si rien ne la retient.
Anaximandre a regardé ce problème et a dit : « Non. La Terre ne repose sur rien. »
Tu te rends compte ? Il y a 26 siècles, il affirme que nous flottons dans le vide, sans support. Pas de tortues géantes, pas de piliers, pas d’océan infini. Juste l’espace.
L’argument de l’indifférence
Mais alors, pourquoi ne tombe-t-elle pas ? La réponse d’Anaximandre est d’une beauté géométrique stupéfiante :
« Elle ne tombe pas parce qu’elle n’a aucune raison d’aller dans une direction plutôt qu’une autre. »
Il imaginait la Terre au centre exact de l’univers. Comme elle est à égale distance de tous les bords de l’univers, elle est en équilibre parfait. Pourquoi irait-elle vers le bas plutôt que vers le haut, la gauche ou la droite ?
C’est ce qu’on appelle le principe de raison suffisante. S’il n’y a pas de raison pour qu’une chose se produise (tomber vers le bas), alors elle ne se produit pas.
Pour Anaximandre, la Terre avait la forme d’un cylindre (ou d’un tronçon de colonne), dont la hauteur serait le tiers de la largeur. Nous vivons sur l’une des surfaces plates. Certes, il s’est trompé sur la forme (elle est sphérique), mais il a eu raison sur l’essentiel : la Terre est un corps céleste isolé dans l’espace.
Karl Popper, un grand philosophe des sciences du XXe siècle, a qualifié cette idée de « l’une des plus audacieuses, des plus révolutionnaires et des plus prodigieuses de toute l’histoire de la pensée humaine ». Rien que ça.
Le premier biologiste : nous sommes tous des poissons
Continuons notre exploration de l’esprit d’Anaximandre. Après avoir expliqué l’univers et la Terre, il s’est intéressé à ceux qui l’habitent : nous.
D’où viennent les hommes ?
Encore une fois, Anaximandre refuse les contes de fées où les hommes sortent de la terre comme des légumes ou sont façonnés dans l’argile par des dieux. Il observe.
Il remarque une chose très touchante et très vraie : le petit de l’homme est fragile.
Regarde un bébé humain. Il met des années à savoir marcher, se nourrir et se défendre. Si les premiers humains étaient nés sous forme de bébés, ils auraient été dévorés par les bêtes sauvages en quelques heures. L’humanité n’aurait jamais survécu.
Donc, déduit Anaximandre, nos ancêtres ne ressemblaient pas à ça.
L’intuition de l’évolution
Il a spéculé que la vie avait dû commencer dans l’élément humide (la mer), sous l’action du soleil. Les premiers êtres vivants étaient des sortes de poissons recouverts d’une écorce épineuse.
Au fil du temps, certaines de ces créatures sont montées sur la terre ferme. Leur écorce a séché et craqué, et elles ont dû s’adapter.
Quant aux humains, Anaximandre pensait qu’ils s’étaient formés à l’intérieur de ces grands poissons, protégés jusqu’à ce qu’ils soient capables de se nourrir eux-mêmes. Puis, ils sont sortis.
C’est un peu bizarre, je te l’accorde (on dirait le scénario d’un film de science-fiction). Mais regarde le fond de sa pensée :
- La vie vient de la mer.
- Les espèces se transforment pour s’adapter à leur environnement.
- L’homme descend de l’animal.
Anaximandre est, sans le savoir, l’ancêtre très lointain de Charles Darwin. Il a posé les bases de la théorie de l’évolution 2 400 ans avant L’Origine des espèces. C’est vertigineux, n’est-ce pas ?
Le géographe et l’ingénieur : mesurer le monde
Anaximandre n’était pas seulement un rêveur perdu dans l’Apeiron. Comme Thalès, c’était un homme d’action. Les Milésiens étaient des navigateurs et des commerçants, ils avaient besoin d’outils concrets.
La première carte du monde
On attribue à Anaximandre un exploit fantastique : il aurait été le premier Grec à dessiner une carte de la Terre habitée.
Avant lui, on décrivait les voyages par des mots (« marche trois jours vers l’est, puis tourne au rocher »). Anaximandre, lui, a osé adopter le point de vue des dieux. Il a « vu » la Terre d’en haut.
Il a dessiné une carte circulaire, avec l’océan tout autour (le fleuve Océan), la Méditerranée au centre, l’Europe au nord et l’Asie au sud.
Cette carte était fausse, bien sûr. Mais l’acte intellectuel est immense. C’est ce qu’on appelle la modélisation. Il a réduit l’immensité du monde réel à une tablette de bronze qu’on peut tenir dans la main. Il a rendu le monde « pensable » et transportable.
Le Gnomon
Il a aussi introduit en Grèce l’usage du Gnomon. C’est une simple tige verticale plantée sur une surface plane (l’ancêtre du cadran solaire).
Mais avec ce simple bâton, Anaximandre ne se contentait pas de donner l’heure du déjeuner. Il mesurait :
- Les solstices et les équinoxes.
- L’inclinaison de la course du soleil.
- La durée des saisons.
Il montrait que le temps cosmique (le mouvement des astres) pouvait être capturé et mesuré géométriquement sur le sol par une ombre. Le ciel et la terre étaient liés par la géométrie.
La justice cosmique : le seul texte qui nous reste
De toute l’œuvre d’Anaximandre (qui devait être immense, sans doute des rouleaux de papyrus entiers), il ne nous reste presque rien. Le temps, les incendies de bibliothèques et l’oubli ont tout emporté.
Tout ? Non. Il nous reste une phrase. Une seule phrase énigmatique, rapportée par un philosophe plus tardif.
C’est sans doute le plus vieux texte de philosophie occidentale. Lis-le attentivement, c’est la voix d’Anaximandre qui traverse les millénaires :
« De là où les choses ont leur naissance, vers là aussi elles doivent périr selon la nécessité ; car elles se rendent mutuellement justice et réparent leurs injustices selon l’ordre du temps. »
C’est un peu obscur, comme souvent en philosophie. Essayons de décrypter cela ensemble.
Anaximandre voit le monde comme un champ de bataille entre des opposés : le Chaud contre le Froid, le Sec contre l’Humide.
Quand l’été arrive, la Chaleur « commet une injustice » envers le Froid : elle prend trop de place, elle assèche tout.
Mais la Justice cosmique veille. Le Temps joue le rôle de juge. Il dit : « Ça suffit, Chaleur, tu as trop pris. Maintenant, tu dois payer (réparation). »
Alors l’Hiver arrive, et le Froid prend sa revanche sur le Chaud.
Pour Anaximandre, tout ce qui existe individuellement (toi, moi, un arbre, une saison) est une sorte « d’injustice » envers l’Infini (l’Apeiron), car nous nous sommes séparés du Tout pour exister seuls. Nous devrons donc « payer » en mourant, en retournant dans l’Indéfini, pour rétablir l’équilibre.
La mort n’est pas une punition triste, c’est un retour à l’équilibre, une justice universelle. C’est une vision du monde tragique, mais très ordonnée. Rien n’est laissé au hasard.
Pourquoi Anaximandre est-il le vrai père de la science ?
On dit souvent que Thalès est le premier savant. Mais beaucoup d’historiens des sciences pensent aujourd’hui qu’Anaximandre est bien plus important. Carlo Rovelli, un célèbre physicien contemporain, a même écrit un livre entier pour dire qu’Anaximandre a inventé la science.
Pourquoi ?
- L’abstraction : Il a compris que la vérité n’est pas forcément ce que l’on voit (l’eau), mais peut être un principe invisible (l’Apeiron).
- La loi universelle : Il a introduit l’idée que le monde est régi par des lois (la nécessité, la justice du temps) et non par les caprices des rois ou des dieux.
- La critique : C’est le point crucial. Il a respecté son maître Thalès, mais il a osé dire qu’il avait tort.
C’est cela, la naissance de la pensée scientifique. La science n’est pas la détention de la vérité absolue. C’est une conversation continue à travers les siècles.
Thalès dit A.
Anaximandre dit : « A est bien, mais B explique mieux les problèmes de A. »
Puis Anaximène (l’élève d’Anaximandre) viendra dire C.
Sans Anaximandre, Thalès serait resté un gourou isolé avec une doctrine figée. Avec Anaximandre, Milet est devenue une École, un lieu où le savoir évolue.
L’héritage de l’infini
Alors, chère lectrice, cher lecteur, que devons-nous retenir de ce vieux sage de Milet ?
Anaximandre nous apprend à ne pas avoir peur du vertige. Il nous apprend que pour comprendre le monde qui se trouve sous nos pieds, il faut parfois lever la tête et imaginer l’impossible.
Ainsi, il nous a libérés d’un univers clos, petit et magique, pour nous jeter dans un univers vaste, profond, régi par des lois, où la Terre flotte dans le vide et où la vie évolue lentement.
Il a tracé la première carte, non pas seulement de la Terre, mais de la connaissance humaine. Il nous a montré que nous sommes des poussières d’Infini, sorties de l’Apeiron pour un court instant, avant d’y retourner.
La prochaine fois que tu regarderas une carte du monde sur ton téléphone, ou que tu verras la Lune flotter dans le ciel noir, aie une petite pensée pour Anaximandre. C’est lui qui, le premier, a compris que nous étions des voyageurs de l’espace.
Il a allumé une lumière dans la nuit de l’ignorance, et cette lumière ne s’est plus jamais éteinte. À toi maintenant de la porter un peu plus loin.
FAQ : les mystères d’Anaximandre décryptés
Pour compléter tes connaissances et satisfaire ta curiosité, voici quelques réponses aux questions fréquentes sur Anaximandre.
1. Quand Anaximandre a-t-il vécu ?
Il est né vers 610 av. J.-C. et mort vers 546 av. J.-C. Il était un peu plus jeune que Thalès (environ 14 ou 15 ans de différence), ce qui fait de lui la deuxième génération des présocratiques.
2. Qu’est-ce que l’Apeiron exactement ?
C’est le concept le plus difficile et le plus fascinant. On le traduit par « L’Illimité » ou « L’Indéfini ». Contrairement aux éléments (eau, air, feu), l’Apeiron n’a pas de qualités spécifiques. Il est immortel, impérissable et il « enveloppe » tout l’univers. C’est la matrice de toute réalité.
3. A-t-il écrit des livres ?
Oui, il est considéré comme le premier philosophe grec à avoir écrit ses pensées en prose (Thalès n’a rien écrit, ou rien qui ne nous soit parvenu). Son ouvrage s’appelait probablement Sur la Nature (Peri Phuseos), un titre qui deviendra standard pour les philosophes suivants. Malheureusement, ce livre est perdu.
4. Quelle était sa relation avec Thalès ?
La tradition dit qu’il était son élève, son « auditeur » et son successeur à la tête de l’École de Milet. Certains disent qu’il était aussi son parent. Ce qui est sûr, c’est qu’il y avait un grand respect entre eux, même dans le désaccord intellectuel.
5. Pourquoi dit-on qu’il a prédit un tremblement de terre ?
Cicéron raconte qu’Anaximandre aurait averti les Spartiates d’un tremblement de terre imminent, leur conseillant de dormir dehors. On ne sait pas comment il a fait (observation du comportement des animaux ? nuages étranges ?). Cela renforce sa légende d’homme capable de « lire » la nature.
6. Quel est le lien avec Anaximène ?
Anaximène était l’élève d’Anaximandre. Curieusement, Anaximène va faire un « pas en arrière » apparent en abandonnant l’Apeiron pour dire que le principe est l’Air. Mais c’est une autre histoire… le troisième chapitre de notre aventure à Milet !
J’espère que ce plongeon dans l’origine de la pensée t’a inspiré. N’oublie pas : comme Anaximandre, tu as le droit de remettre en question ce qui semble évident. C’est ainsi que le monde avance.
